Chapitre 2 : Le camp de DORA

 

Janvier 1944 - Avril 1945

 

 

Alors nous fûmes transportés par train vers Buchenwald - cette ville est située entre Weimar, (siège de la république de 1919 où séjourna de longues années le poète allemand Goethe) et Erfurt (capitale de la Thuringe, célèbre par la rencontre de Napoléon 1er et le Tsar Alexandre 1er). Le trajet dura trois jours, trois jours de souffrance à plus de cent dans des wagons à bestiaux où de nombreux camarades y laissèrent la vie.  

 

Nous restâmes quelques jours en quarantaine à Buchenwald, dévorés par des milliers de  puces. Puis nous fûmes immatriculés : 41596 pour MAILLET et 41667 pour moi.  

 

De là nous nous fûmes dirigés vers le camp de Dora situé dans le massif du Harz à soixante-dix kilomètres au nord de Buchenwald. Dora était un camp satellite de Buchenwald où l’on fabriquait sous terre, les fameux V2, l’arme secrète d’HITLER.  

 

Quand le moral était bon, nous fredonnions le début d’une chanson écrite par un camarade, chansonnier à ses heures, originaire de Clermont-Ferrand mais qui devait malheureusement mourir quelques jours après son retour dans sa ville natale. Cette chansonnette disait : « Dora, Dora, est-ce un chien ou un chat ? ». Pour ma part, je pense que ce nom dont personne ne connaissait l’origine, devait être, étant un camp ultra secret, désigné par la lettre «dD - comme Dora » méthode utilisée pour sécuriser les transmissions civiles et militaires allemandes.  

 

Le Harz, situé dans la province de Thuringe, est un massif cristallin dont le point culminant est le Broken (Mille cent mètres). Cette région est très connue pour ses fêtes qui selon la légende réunissaient les sorcières dans la nuit du 30 avril au 1er mai - «la nuit de Walpurgis ». Ce massif d’une très grande beauté, rappelant nos Vosges, est certainement un des lieux les plus touristiques d’Allemagne. La ville la plus proche du camp, Nordhausen (cent mille habitants environ) est à six kilomètres du camp. Cette ville devait subir le 4 avril 1945 un terrible bombardement qui fit Mille sept cent morts dont beaucoup de déportés de Dora qui y travaillaient.  

 

Le camp était implanté en partie sur la dernière chaîne à l’ouest du Harz : le Kohnstein représentant deux cents mètres de dénivelé par rapport à la vallée. Deux tunnels A et B, le traversaient de part en part sur Mille huit cents mètres. Quarante sept tunnels transversaux de deux cents mètres de longueur reliaient les tunnels principaux A et B en formant une grande échelle souterraine dont les échelons appelés "halle" étaient les ateliers de fabrication des V2. Les "halle" étaient numérotés de zéro à quarante-six. Chaque tunnel avait la taille d’une grosse station du métro parisien : huit mètres cinquante de haut sur douze mètres cinquante de large. L’ensemble de cette échelle faisait environ treize kilomètres de galeries. Au sommet de chaque tunnel, un conduit de section rectangulaire (un mètre sur zéro mètre cinquante) permettait l’alimentation en air pur. Les tunnels principaux A et B étaient équipés de voies ferrées sur lesquelles circulaient des wagons tractés par une motrice diesel qui annonçait son passage par le bruit lancinant d’une clochette battant la seconde. La température dans les tunnels était de treize degrés, été comme hiver, avec une hygrométrie constante de quatre-vingts pour cent rendue nécessaire pour éviter l’éclatement de la roche (ce qui pourtant arrivait assez souvent et provoquait la mort de déportés par la chute d’énormes blocs de roche pesant parfois une tonne).  

 

Après la description de ce site touristique où j’allais passer près de quinze mois de vacances, reprenons la suite des événements. A peine descendus des camions qui nous amenaient de Buchenwald, nous fûmes dirigés vers l’Arbeitstatistik (organisme gérant la main-d’œuvre) pour être affectés selon nos connaissances professionnelles dans le "Kommando" adéquat.  

 

Là, la chance me sourit. Un dialogue s’engage avec l’officier chargé de l’interrogatoire :

« Quel est votre métier ? - technicien aux PTT. - Où ? - à Troyes. - Connaissez-vous le central téléphonique allemand ? - oui, je participais à son entretien. - Situez-moi le central allemand dans le bureau de Troyes ». Ce que je fis immédiatement. « C’est exact ». Et il enchaîne : « affecté à la Feldnachrichten Kommandantur d’Auxerre (Direction des transmissions de campagne d’Auxerre), j’avais souvent l’occasion d’aller à Troyes. En conséquence, je vous affecte au central téléphonique du tunnel dans le "Kommando" KDH ». Ce "Kommando", sans Kapo (chef), ce qui était rare, était composé d’une quinzaine d’éléments dont sept ou huit pour le téléphone. Trois ou quatre polytechniciens et un ingénieur des Mines, tous français, étaient affectés au bureau d’études voisin du central téléphonique dans le "Halle" zéro situé à l’opposé des blocs du camp aérien où nous devions loger par la suite.  

 

Le central téléphonique de 4000 lignes système Siemens était dirigé par un ingénieur allemand DÄNICKE, que nous voyions rarement, et trois « Meister » (maître) civils : Fritz KREUZBURG, qui paraissait être le contremaître, KOPETZKY et SONNENWALD. Tous trois n’avaient que des connaissances professionnelles réduites mais ils se comportaient correctement vis à vis de nous. Comme déportés, il y avait déjà au "Kommando" : Fernand METRAL, ouvrier des lignes aux PTT de Grenoble, Charles GERVASONI, ajusteur à la SNCF, Jacques DELLA , de Grenoble également, ex-STO envoyé à Dora pour indiscipline, STANI, polonais vivant en France, KAREL, un belge flamand et deux russes, ALEX, le Vorarbeiter (chef d’équipe) et WASSIL. Ces deux derniers nous quittèrent un peu plus tard pour une autre destination. Notre mission était d’installer en provisoire les nombreux appareils téléphoniques destinés aux sociétés installées dans le tunnel et participant à la construction des V2. La société Siemens devait raccorder plus tard ces postes de façon définitive. Par ailleurs, j’étais chargé de huiler le parquet du central et du dépoussiérage des boîtiers de protection des relais. Ces relais possédaient des doubles contacts. Malgré cela nous parvenions à créer de nombreux dérangements en secouant la poussière dans les boîtiers. Nous étions également chargés de l’entretien de la salle des accumulateurs (qui à l’occasion nous servaient d’urinoir) pour refaire les niveaux des batteries en ajoutant de l’acide pur au lieu d’eau distillée. Je m’occupais seul des dérangements sur les postes téléphoniques mais je ne pouvais pas intervenir à l’intérieur du central, sans doute par méfiance.  

 

Les conditions de vie dans le tunnel étaient particulièrement dures. Nous couchions dans le "Halle" quarante-six sur des châlits à quatre étages. Il était préférable d’occuper les places supérieures parce que d’une part il faisait plus chaud (treize degrés) à quelques centimètres de la voûte et d’autre part on évitait les douches d’urine venant des étages supérieurs. Nous couchions bien sûr tout habillé avec les chaussures - quand on en avait - comme oreiller, une précaution contre leur vol ! Le matin au réveil (quatre heures en été et cinq heures en hiver), le ventre trempé par les écoulements nocturnes involontaires d’urine, il nous fallait parcourir une centaine de mètres, courbés en deux, avant de pouvoir se redresser et aller toucher notre ration d’eau jaunâtre à peine tiède qu’on appelait « café ». La toilette était vite faite à l’aide de robinets d’eau non potable que nous buvions malgré tout ce qui provoquait des crises de dysenterie auxquelles personne n’échappait. Les toilettes consistaient en une rangée d’une trentaine de bidons sur lesquels on s’asseyait comme on pouvait pour satisfaire ses besoins.  

 

La durée du travail était de douze heures avec une demi-heure de pause à midi pour avaler un litre d’eau plus ou mois chaude que l’on appelait « soupe ». Grande était notre faim et des déportés russes étaient tellement privés qu’ils ramassaient la soupe qui tombait sur le sol lors de son transport dans des bidons portés à deux. Le soir, au retour du travail, il y avait distribution d’un morceau de pain accompagné d’une ou deux rondelles de saucisson et d’un petit cube de margarine. Cette distribution se faisait dans une ambiance de terreur car il fallait rapidement tout avaler avant de se faire voler sa ration. Alors commençait un spectacle unique, un vrai « marché aux puces », où des déportés parcourant les allées formées par les châlits, proposaient au cri de « kamo ? », c’est-à-dire « à qui ? » en russe, une part de leur ration contre des cigarettes provenant probablement des colis venus de France ou de la Croix-Rouge et que les Kapos détournaient à leur profit. Jamais je n’ai été intéressé par ces échanges.  

 

Après le repas du soir, avant de dormir, nous nous réunissions avec quelques copains au sommet des châlits pour commenter les incidents de la journée et surtout discuter des communiqués militaires allemands qui étaient diffusés par haut-parleurs un peu partout dans les tunnels avec prés d’un mois de retard sur l’actualité. C’est ainsi qu’un soir, un copain vient me rejoindre sur le châlit où je me trouvais avec Fernand et Charles (les deux grenoblois). Il s’assoit et nous offre une cigarette que nous commençons à déguster avec délice.  Nous étions assis en croix, face à face, quand soudain je vis mes trois camarades changer de visage et écraser leur cigarette entre les doigts sans prononcer aucune parole. Alors je me retournai pour connaître la raison de ce qui se passait et j’aperçus à quelques cinquante centimètres de mon dos la tête recouverte de sa traditionnelle casquette de l’adjudant SS de service. Lâchant ma cigarette, je fus prié de descendre pour recevoir immédiatement les « Fünf-und-zwanzig am Asch » (les vingt-cinq coups réglementaires sur le cul) car il était défendu de fumer dans le tunnel. Un grand gaillard SS d’un mètre quatre-vingt au moins attendait au pied du châlit, muni d’un morceau de câble électrique d’un mètre environ et de cinq centimètres de diamètre. Il m’ordonna de m’accroupir et de baisser mon pantalon et la séance de bastonnade commença. Le supplicié devait annoncer en allemand la série des coups reçus : Eins-Zwei-Drei... et ce jusqu'à Fünf-und-zwanzig (vingt-cinq). En cas d’erreur, on repartait à zéro. Heureusement ce ne fut pas mon cas. Au début les coups sont très douloureux mais à la fin une sorte d’engourdissement atténue la douleur. Toujours est-il, que mes fesses, ressemblant à de la tôle ondulée et changeant de couleur chaque jour, m’interdirent pendant une quinzaine de jours toutes possibilités de m’asseoir.  

 

Du "Halle" zéro au "Halle" quarante-six, j’arpentais journellement le tunnel en avalant de nombreux kilomètres, protégé par ma boîte à outils marquée « Téléphon » qui me servait de laissez-passer. C’est ainsi que je pouvais aller voir mon camarade MAILLET sur son lieu de travail où il souffrait énormément et que je fis la connaissance de Georges LOBEREAU qui avait été affecté aux « Elektriker » un peu avant mon arrivée. Il venait d’un autre camp et avait été arrêté et impliqué dans « l’affaire KELLER ». Il avait participé à la mise en écoute, dans la banlieue parisienne, d’un câble souterrain Paris-Berlin avec une équipe PTT dirigée par l’ingénieur KELLER que j’avais eu comme instructeur à l’école Télécom de la rue Barrault et qui malheureusement devait mourir en déportation. Quant à Georges LOBEREAU, nous devions nous retrouver à de nombreuses reprises en particulier au cours de croisières faites ensemble et lors de visites  à son fils Henri, chef du service cardiologie du centre hospitalier de Troyes. C’est là que je devais lui dire un dernier adieu. Son fils est maintenant devenu mon cardiologue et s’occupe particulièrement de ma santé.  

 

Dans le tunnel où nous dormions, chacun de nous était porteur en permanence d’une centaine de poux que nous écrasions chaque soir avant de nous coucher. A plusieurs reprises au cours de l’hiver 43-44, alors que nous couchions dans le tunnel, des séances d’épouillage eurent lieu. A la tombée de la nuit nous sortîmes du tunnel avec notre paillasse sur le dos pour la désinfection. Quant à nous, nous fûmes dirigés vers un bloc sans feu (nous sommes en hiver et il gèle à mois vingt degrés) et plongés nus dans une cuve de dix mètres sur un mètre contenant un mètre cinquante de liquide désinfectant nauséabond. Les chaussures, tenues à la main, devaient également y disparaître. Sortis de ce bain, il nous fallait récupérer nos vêtements encore tout humides de leur passage à la désinfection, s’en revêtir, le corps encore trempé, et gagner l’extérieur où il gelait très fort. Il pouvait être environ minuit mais nous n’avions le droit de regagner le tunnel qu’à la levée du jour. Alors, frigorifiés, nous nous mettions à deux, dos à dos, l’un montant l’autre descendant, afin de résister au froid en se frottant mutuellement. Quelques semaines plus tard, le nombre de morts avait triplé ou quadruplé à la suite des nombreuses broncho-pneumonies qui s’étaient déclarées. Les SS avaient une peur terrible des poux transmetteurs du typhus. Dans le nouveau camp, une baraque entourée d’un grillage était destinée aux typhiques qui y attendaient la mort sans aucun soin.  

 

Quant à Roger MAILLET, que je voyais souvent au travail ou bien le soir au dortoir, il avait un moral de plus en plus défaillant. Mais j’allais le sortir de là. L’ingénieur DÄNICKE, patron du téléphone dans le tunnel, se plaignait souvent du manque de personnel qualifié. J’intervins alors en lui signalant qu’un de mes camarades, aussi qualifié que moi, travaillait dans un "Kommando" où ses qualités techniques n’étaient pas utilisées. Puis je lui communiquais le numéro matricule de mon ami et moins de deux jours plus tard, Roger me rejoignait à sa grande joie au KDM où la vie pour lui allait changer.

 

 

C’est à cette époque, vers la mi-mai 1944, que le camp de Dora ne dépendit plus de Buchenwald pour devenir autonome. La qualité de vie changea dès lors. Le dimanche devint jour de repos, la nourriture fut meilleure et plus abondante et surtout cent quarante-deux blocs furent construits pour y coucher (au lieu du tunnel). Nous héritions également d’un four crématoire ! Enfin nous revoyions le soleil pour la première fois depuis des mois. Le travail avait toujours lieu dans le tunnel qui était coupé en deux parties au niveau du "Halle" vingt-et-un. Les "Halle" zéro à vingt-et-un ne nous concernaient plus. Notre atelier fut installé dans le tunnel B (un des montants de l’échelle souterraine) à environ cinquante mètres de l’entrée, au premier étage au dessus d’une pièce occupée par un standard téléphonique géré par cinq ou six femmes SS. J’allais avoir l’entretien de ce standard avec mon camarade MAILLET.  

 

Une nouvelle vie commençait pour nous surtout sur le plan de l’hygiène.  

 

Le dimanche, jour de repos, nous nous rendions visite de bloc à bloc pour rencontrer des copains et discuter de l’actualité. Un de ces dimanches, alors que j’étais avec quelques amis, j’entendis qu’on appelait mon numéro matricule par les haut-parleurs qui couvraient le camp et le tunnel. On me demandait de me présenter d’urgence aux SS à l’entrée du camp. Là, un SS en side-car me conduisit au siège de la Gestapo situé dans une petite commune à une dizaine de kilomètres du camp. Il s’agissait d’y dépanner un de leurs appareils téléphoniques. Cet appel par haut-parleur m’avait quelque peu effrayé !  

 

Il m’arrivait assez souvent de sortir du camp à pied, accompagné d’un SS pour un dépannage dans le voisinage. Une fois seul avec le SS en pleine campagne, il arrivait que celui-ci me donnât un morceau de pain.  

 

L’hiver 44-45 qui allait être très froid arrivait à grands pas. De nombreux déportés, évacués de leur camp d’origine à l’est devant l’avance des troupes soviétiques, arrivaient à Dora.  

 

Avec MAILLET, nous avions remarqué qu’à la suite des dépannages d’un de leurs postes, les allemands nous donnaient une grande gamelle de leur propre soupe dont bien sûr nous nous régalions. En rentrant à l’atelier nous laissions notre part de nourriture à ceux qui ne pouvaient pas sortir et qui étaient bien contents de l’aubaine. C’est alors que nous décidâmes de provoquer des pannes dans les différents services !  

 

Dans le tunnel B, en face de notre atelier, était installé un sous-répartiteur où tous les circuits venant du "Halle" zéro passaient en coupure avant de rejoindre les installations extérieures. Il nous suffisait alors de débrancher un fil de la victime choisie et d’attendre la signalisation par le central. Dès que nous étions avertis, nous partions, MAILLET et moi, pour le dépannage en demandant aux copains restés à l’atelier de rebrancher le fil d’ici un quart d’heure environ et le tour était joué ! Nous avions ainsi toute une liste de points sensibles (partout où il y avait de quoi manger !) y compris le commandant du camp chez qui il nous est arrivé de manger les restes du grand patron SS. Ces restes nous avaient été servis par des homosexuels (triangle rose) serviteurs du maître des lieux.  

 

Nous avions ainsi mis en place toute une organisation. Dans les silos nous remplissions notre caisse à outils de pommes de terre et nous les rapportions à l’atelier pour les y cuire. Pour cela nous disposions d’un bac genre pot à lait d’une vingtaine de litres dans lequel nous introduisions une boîte de dérivation en porcelaine à quatre plots (fournie par LOBEREAU) en court-circuit dans l’eau rendue conductrice par du sel. L’ensemble se mettait à vibrer et en très peu de temps l’eau bouillait, cuisant  les pommes de terre. Mais nous risquions d’être surpris par les SS lors de leurs nombreuses visites. J’ai rapidement trouvé la parade. Prétextant des vols de matériel dans notre atelier, je demandais au « Meister » un bon pour la sortie d’une gâche électrique du magasin des électriciens. Je fis immédiatement l’installation de cette gâche de sorte qu’une personne souhaitant rentrer, sonnait à la porte d’entrée et l’on pouvait lui ouvrir à partir de l’atelier. Ainsi nous avions le temps de cacher d’éventuelles choses interdites. Mais ce système présentait un inconvénient qui était de réveiller systématiquement ceux qui étaient dans l’atelier et qui ignoraient la qualité du visiteur. J’allais y remédier aussitôt. Le bouton de la sonnette était fixé sur le mur par une plaque chromée à quatre vis à bois. J’installais un contact dissimulé derrière une des vis à bois, de sorte que l’on pouvait ouvrir la porte sans déranger les camarades à l’intérieur de l’atelier.  

 

Nous atteignions la fin du mois de mai quand un nouveau copain venant de Clermont-Ferrand  fut affecté dans notre "Kommando". Il se nommait BARBARIN et était ingénieur chez GRAMMONT, fabricant de postes radiorécepteurs (j’en possédais d’ailleurs un exemplaire à la maison qui me permettait d’écouter Radio-Londres avec une très bonne qualité). Peu de temps après, l’Oberscharführer BISTA (la terreur du tunnel qui fut jugé et condamné à Nüremberg pour crimes de guerre après la libération), connaissant sans doute la qualité professionnelle du nouvel arrivant, me demandait s’il était possible de réparer deux ou trois postes récepteurs allemands appartenant à sa section. Sur une réponse affirmative de notre part, il nous faisait parvenir un des récepteurs en nous demandant quel matériel (résistances, condensateurs, transformateur...) était nécessaire pour sa réparation. Le matériel fut rapidement livré et le poste réparé. Enchanté par la qualité de notre travail, le SS nous fit parvenir d’autres récepteurs à remettre en état. En prétextant qu’un réglage « à l’oreille » des différentes stations risquait de produire des chevauchements par manque de précision, je lui proposai la construction d’un générateur hétérodyne pour produire les différentes fréquences nécessaires à un bon étalonnage pour une parfaite réception. Il accepta aussitôt et nous fit parvenir le matériel nécessaire. BARBARIN fit le montage sur un châssis en câblage provisoire en intégrant la possibilité d’obtenir en court-circuitant par un tournevis deux bornes voisines, la longueur d’onde d’un émetteur britannique que nous pouvions écouter au casque. Quand un SS ou toute autre personne étrangère entrait dans l’atelier, il suffisait de retirer le tournevis pour remplacer dans le casque la station anglaise par une fréquence de huit cents Hertz utilisée pour le réglage. Si le SS s’emparait du casque, il entendait le « huit cents » et, amusé, nous le rendait avec un « Gut ! » de satisfaction.  

 

Nous pûmes ainsi, de très bonne heure le six juin 1944, apprendre en écoutant Radio-Londres, le bonne nouvelle du débarquement des alliés, ce qui nous remonta fortement le moral. Quelques heures plus tard, alors que j’allais déjeuner, un « Meister » déjà âgé, voyant mon « F » dans un triangle rouge sur ma veste, m’accosta en me disant : « tu es français ? Les anglais viennent de débarquer en France !». Prenant un air navré je lui demandais l’endroit du débarquement mais il fut incapable de me le dire. Il ajouta : « Je suis un vieux marin et j’ai participé à la bataille navale du Jutland en 1916 contre les anglais (cent quarante bateaux y furent coulés), si dans trois jours nous ne les avons pas rejeté à la mer, nous sommes foutus ! ». L’avenir lui donna effectivement raison.  

 

Depuis que nous écoutions les nouvelles de Londres, j’avais l’habitude de les colporter auprès des copains dans les différents "Kommandos". C’est ainsi que je fis la connaissance de POUZET qui allait devenir préfet de police à Paris et celle de DE BEAUMARCHE (rédacteur aux PTT) qui sera le fondateur en 1952 de notre association de déportés : UNADIF-FNDIR. J’appris mais plus tard qu’il avait créé un réseau de résistance dans le camp, que j’alimentais chaque jour et sans le savoir, en nouvelles venant de Londres.  

 

Nous suivions bien sûr de très près la progression des troupes alliées sur les deux fronts. Nous approchions des fêtes de Noël 1944 au moment où les troupes allemandes lançaient une contre-offensive en Belgique en direction de la mer. Ceci ne manqua pas de déclencher une grande joie parmi les SS qui redoublèrent alors de brutalité envers nous. Mais cette joie fut de courte durée, l’offensive allemande étant rapidement repoussée. De nouveau le régime des restrictions se mettait en place et la discipline se durcissait de jour en jour. J’appris un jour avec stupeur la découverte par les SS d’un réseau intérieur de résistance, ce qui entraîna la mise au « Bunker » (prison intérieure) d’une dizaine de camarades dont l’organisateur DE BEAUMARCHE. Ce Bunker était un petit bâtiment adossé à la clôture électrique qui entourait le camp. Des circuits téléphoniques desservant les blocs voisins étaient fixés à une hauteur de deux mètres environ au dessus des hublots qui éclairaient les cellules du bunker. En coupant à l’entrée du tunnel un des circuits surplombant la prison, nous avions alors un prétexte pour effectuer une recherche mètre par mètre pour localiser le défaut. Ainsi, perchés sur notre échelle, nous arrivions à la hauteur des hublots, et pouvions alors remonter le moral de nos camarades incarcérés en leur donnant les dernières nouvelles.  

 

Les pendaisons auxquelles nous assistions se multipliaient. Nous étions maintenant entrés dans l’année 1945 et les alliés avaient franchi le Rhin. La délivrance approchait ! Nous écoutions bien entendu toutes les émissions de Londres et pour faciliter cette écoute, nous avions ajouter à notre système un haut-parleur que nous branchions à volonté. Un jour SONNENWALD, un de nos « Meister » me prit à part et me dit :«Vous écoutez Londres ? » Je fais l’étonné en lui répondant : « Comment pouvons-nous écouter Londres ? Je n’en sais rien, toujours est-il que j’ai entendu « Londres » en allemand !».  Il enchaînait alors en me disant : « Quand vous voudrez écouter Londres, dites le moi et je ferai le guet à l’entrée de l’atelier dans le tunnel. Je suis de Stuttgart et quand les alliés seront dans ce secteur, prévenez moi, ma valise est prête ». Effectivement, quand les alliés atteignirent Stuttgart, il disparu discrètement du camp.  

 

Le 13 Février 1945, jour de l’anniversaire de mon fils, fut célébré en grande pompe par le passage au dessus de Dora de trois mille avions qui en trois vagues successives de mille, allèrent bombarder la ville de Dresde située à deux cents kilomètres à l’est du camp. Ce fut un spectacle fantastique et démentiel. Les bombardiers volaient à basse altitude par groupe de trente, aile contre aile, entourés par des chasseurs virevoltant entre les groupes pour en assurer la sécurité. Il n’y avait aucune défense côté allemand, ni chasseurs, ni DCA. Où que nous regardions, dans le ciel d’une parfaite limpidité, on ne voyait que des avions ! Les civils allemands qui travaillaient au camp levaient les bras au ciel en criant : « mais où sont donc nos chasseurs ? ». Une demi-heure plus tard nous entendîmes un bourdonnement lointain, les alliés commençaient le plus grand bombardement de la guerre ! On dénombra deux à trois cents mille morts. La destruction de cette ville culturelle, sans industrie lourde, représentait sans doute un impact psychologique important pour abattre définitivement le moral de la population. Les premiers raids sur la ville même, obligèrent les habitants à se réfugier dans la boucle de l’Elbe où un deuxième raid fit alors des milliers de victimes.  

 

L’affaire du réseau intérieur d’espionnage suivait son cours et les SS décidèrent la pendaison de quatre ou cinq déportés russes appartenant à ce réseau. Au moment où deux SS venaient les chercher pour l’exécution, les russes sautèrent sur les SS, les étranglèrent et s’enfuirent. Les chiens furent immédiatement lâchés et retrouvèrent très rapidement les évadés. En représailles, soixante-neuf détenus dont cinquante-deux russes furent pendus le 3 Mars 1945 ! Tous les déportés disponibles durent assister à cette pendaison. La potence comportait sept cordes. Les condamnés, rangés en dix rangs de sept, les mains liées dans le dos par des menottes, un morceau de bois en guise de bâillon pour les empêcher de crier, attendaient leur tour. Une fois dépendus, alors qu’il remuaient encore, une balle dans la nuque tirée par un SS mettait fin à leur supplice. Alors commença le défilé des quelques dix mille détenus qui avaient assisté à ce massacre. Ce souvenir restera à jamais, avec tous ses horribles détails, gravé dans ma mémoire !  

 

La répression devenait de plus en plus dure. Aussi prenions nous d’énormes précautions pour nos écoutes proscrites. Un après-midi alors que je rentrais à l’atelier, je trouvais au milieu de la pièce deux agents de la Gestapo, facilement reconnaissables à leur tenue, accompagnés de deux détenus munis de barres à mine. Ces derniers avaient défoncé le parquet et vidaient systématiquement toutes les caisses où étaient rangés câbles et appareils téléphoniques. Comme je comprenais l’allemand, J’appris en tendant l’oreille, qu’ils recherchaient un émetteur, ce qui me soulagea sachant qu’ils ne trouveraient rien de tel dans cet endroit. J’ai appris quelques dizaines d’années plus tard, qu’un émetteur avait bien existé, utilisé par des tchéques dans les locaux de l’infirmerie. Toutefois la Gestapo ne devait pas lâcher prise et connaissant notre qualification technique, pensait avec juste raison que l’émetteur devait être caché dans notre entourage, dans un endroit qu’il fallait absolument découvrir. Quelques jours plus tard, un nouveau venu renforçait notre effectif. C’était un allemand parlant un français impeccable, habillé d’une tenue de déporté toute neuve. Il me déclara être naturalisé français et avoir été arrêté au Maroc où il dirigeait un élevage de volailles. Les allemands n’avaient pas reconnu sa nationalité. Il disait se nommer « Martin » ! Le piège était grossier et je ne le lâchais pas d’une semelle. Je l’emmenais avec moi dans tous mes déplacements ce qui permettait aux copains d’écouter les informations sans risques. Il devait, sans doute découragé, nous quitter rapidement sans nous prévenir.  

 

Avec le durcissement de la discipline, la nourriture devenait plus rare. Aussi s’agissait-il de travailler le moins possible tout en multipliant les astuces pour récupérer de la « bouffe ». Invoquant le temps perdu lors de longs déplacements dans le tunnel, nous pûmes obtenir, après l’intervention de DÄNICKE, le patron du téléphone, l’autorisation d’utiliser une bicyclette. De plus en plus ambitieux, quand le « Meister » FRITZ nous signala que plusieurs horloges pointeuses étaient tombées en panne, nous proposâmes de les réparer car elles étaient du même type que les horloges françaises. Nous pouvions garder les pointeuses de nombreux jours à l’atelier alors qu’un simple nettoyage était nécessaire. Restait le problème du transport de ces appareils de la dimension d’une comtoise sur une distance d’environ deux kilomètres. En arguant de la perte de temps occasionnée par le transport nous pûmes nous en décharger sur des détenus polonais. Notre effectif se compléta d’un Kapo Ernst KALISEK, allemand d’une soixantaine d’années, porteur d’un triangle vert (détenus de droit commun) qui ne s’occupait absolument pas de nous et qui passait des heures au téléphone. En tous cas un brave type à qui je n’ai jamais demandé pourquoi il était là.  

 

Comme je l’ai déjà dit, nous étions chargés MAILLET et moi, de l’entretien d’un petit standard téléphonique tenu par cinq ou six femmes SS. Deux fois par semaine, nous nous présentions pour la réfection des fiches du standard et l’entretien usuel. Nous avions tous deux à portée de main une petite boîte métallique (emballage des capsules de micro) où nous enfermions, lors de la recherche quotidienne de nos poux, les plus beaux spécimens. A l’intérieur du central, nous vidions nos boîtes de poux sur les vêtements pendus au mur. La conséquence non préméditée de cette vengeance fut que chaque semaine nous eûmes droit à un bon de douche et au changement de nos vêtements !  

 

Notre « service radio » fonctionnait avec d’infinies précautions et les nouvelles continuaient d’être transmises aux responsables du réseau intérieur. C’est à ce moment, courant mars, que MAILLET nous quitta pour l’infirmerie où il devait subir une intervention chirurgicale à la suite d’un érésipèle (maladie infectieuse contagieuse) qui nécessitait l’ouverture de son avant-bras sur vingt centimètres. Je ne devais le retrouver que chez lui, en France, vers le mois de Juin après notre retour des camps.  

 

Les alliés avançaient rapidement en direction de l’est et nous sentions la libération proche. Les SS devenaient de plus en plus hargneux ! Aussi avec Charles GERVASONI et Fernand METRAL nous formions un trio très soudé (MAILLET n’étant plus là). Il nous fallait penser à une évacuation possible du tunnel en en prévoyant les différentes phases. Nous possédions une carte assez détaillée de l’Allemagne du nord, volée par MAILLET dans un bureau SS. Cette carte était cachée derrière une planche fixée au mur supportant les portemanteaux dans notre atelier. J’avais fabriqué une boussole avec un aimant de récepteur téléphonique, fixé à une plaque de liège qu’il suffisait de poser sur l’eau pour avoir le nord. Nous avions également un briquet à amadou, que j’avais volé à un civil allemand. Tout ceci était dissimulé et prêt à servir en cas d’un éventuel départ. Nous nous posions la question de savoir si nous devions nous évader où attendre l’arrivée des américains qui n’étaient plus qu’à une cinquantaine de kilomètres. La réponse à nos interrogations devait nous être donnée rapidement.  

 

Les allemands se préparaient à évacuer le camp. Le 4 Avril 1945, le Meister Fritz KREUZBURG m’emmena accompagné de Charles GERVASONI au niveau du "Halle" vingt-et-un (là où le tunnel avait été coupé en deux) à un important répartiteur où passaient tous les circuits reliant le central téléphonique à l’extérieur. Sur ce répartiteur, je devais à l’aide d’une liste, procéder à de nombreuses modifications concernant la destination des circuits. Nous sommes le matin du 4 Avril 1945. Avec Charles nous nous mettons au travail accompagnés d’un SS qui nous surveille de loin. Ce travail durera toute la journée du quatre, la nuit suivante et une partie du cinq Avril. Nous terminons vers seize heures et nous sommes à l’intérieur du "Halle" vingt-et-un. Il nous faut gagner la sortie par le "Halle" quarante-six, notre atelier et le tunnel B. Nous nous dirigeons donc vers la sortie. Il n’y a plus personne dans le tunnel, tout le monde a été évacué. Nous nous rapprochons de la sortie où un groupe de SS discute en criant avec des officiers de la Wehrmacht. Nous sommes Charles et moi à environ cent mètres de la sortie. Nous passons à notre atelier pour prendre le matériel destiné à notre évasion. Nous nous posons la question de savoir si nous tentons l’évasion ou si nous restons cachés dans le tunnel, sur les tuyaux d’aération, comme nous en avions l’habitude pour nous reposer. Alors nous décidons de sortir pensant que les SS en partant feraient exploser le tunnel qui devait peut-être être miné. Nous avions tort car le tunnel fut livré intact quelques jours plus tard aux américains !

 

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