Chapitre 3 : L’évacuation
Avril
1945
Nous
partîmes donc pour rejoindre le train de marchandises où nous retrouvâmes nos
camarades de "Kommando" qui venaient de toucher leur ravitaillement (nous en
serons privés). En queue de train il y avait un wagon avec les mourants de
l’infirmerie et mon ami MAILLET que j’ai pu entrevoir. Vers vingt-et-une
heures le train s’ébranla avec cent à cent quarante déportés par wagon.
J’appris que la ville de Nordhausen à six kilomètres de Dora avait été
bombardée dans la nuit. Ce bombardement causa mille sept cents victimes dont
des déportés travaillant à la caserne Boelke.
Comme nous étions alors à l’intérieur du tunnel "Halle" vingt-et-un
nous n’avions rien entendu.
Le
6 Avril vers six heures arrivée en gare d’Ellrich, nous repartîmes à allure
lente par Walkerniedtedelboren la voie ayant subi des dégâts.
Le
7 Avril le train passe à Osterhagen, Barbis et Poppenhoeld. Sans raison les SS
tirent sur nous à travers les wagons.
Le
8 Avril au matin nous n’avions parcouru qu’une cinquantaine de kilomètres
en arrivant à Osterode vers quatre heures du matin. Le wagon de queue qui
contenait les mourants et les invalides fut abandonné dans les bois d’Osterode
lors de notre arrêt. Ceux qui le purent malgré les tirs de mitraillettes se
dispersèrent dans les bois où moins de quarante-huit heures plus tard ils étaient
récupérés par les troupes américaines qui les ramenèrent pour y être soignés
à Dora qui venait d’être libéré. C’est à ce moment qu’avec un
appareil photographique prêté par la Croix-Rouge américaine, mon camarade
MAILLET put prendre une trentaine de clichés dont je possède des tirages. La
chance lui avait souri car il allait retrouver sa famille, à Reims,
près de deux mois avant moi, échappant ainsi au terrible parcours qui
nous attendait avant d’être libérés sur les bords de la mer baltique.
Les
SS font descendre tout le monde et font sortir des rangs ceux qui déclarent ne
pouvoir marcher. Ils les massacrent sur place. Alors ils font sortir des rangs
ceux qui s’estiment capables de marcher pendant vingt-cinq kilomètres. Un
millier de détenus sortent des rangs et partent en colonne par Osterode,
Clausthalle, Unterschullenberg, Ekerhalle, Oker et Goslar. Tous les détenus qui
quittaient la colonne étaient abattus sans pitié. A minuit, arrivée à Goslar
et embarquement à raison de cent
vingt personnes dans des wagons fermés.
Le
9 Avril, après être passé par Erichweig et Helmstedt, le train s’arrête à
Magdeburg, la ville subissant un violent bombardement. Puis le train repart en
direction de Barleben.
Le
10 Avril nous arrivons en gare de Barleben vers six heures du matin. Des
cadavres sont débarqués des wagons. A treize heures, nous nous retrouvons à
Magdeburg et repartons pour Worlmirstedt. A dix-sept heures, à nouveau retour
à Magdeburg et redépart pour Worlmirstedt puis retour à Magdeburg où
finalement nous nous arrêtons.
Le
11 Avril, à quatre heures du matin, nous partons en direction de
Neuhaldensleben et Kalgorde. Des cadavres sont à nouveau débarqués. Le train
repart par Oebisfelde, Kloetze, Salzvedel, Arendsee et Vinterfelde.
Le
12 Avril, nous passons par Glowen, Friessel et Nauen. Arrêt à Flatwkremen et
retour vers Nauen.
Le
13 Avril, à six heures du matin, nous arrivons à Najen et repartons vers
Winstermark et Doeberitz. Le train s’arrête pour déposer des cadavres le
long des voies. Puis nous repartons dans l’après-midi vers Nauen et
Flatovkremen.
Le
14 Avril, le train arrive en gare de Gransee et Furstenberg. Nous atteignons
Ravensbrück (célèbre par son camp de femmes et déjà évacué à notre arrivée)
vers quinze heures. Trois wagons de cadavres sont débarqués !
Nous
venions de passer neuf jours sans manger et sans boire sinon notre propre urine !
Cette période fut particulièrement difficile. Nous étions entassés les uns
sur les autres, sur des mourants ou des morts. Impossible de dormir au risque de
se retrouver couché au sol et piétiné. Chacun cherchait une place pour vivre
et des scènes de folie se déroulèrent dans les wagons. Des détenus tentaient
d’étrangler leur voisin pour un peu d’espace. Des hommes furent égorgés
par des forcenés qui voulaient boire leur sang !
Beaucoup sont morts dans cet enfer et les mots ne peuvent décrire ce que
nous éprouvions. Quand le train stoppa enfin, en sautant du wagon, mes jambes
ne purent me porter et je m’effondrai sur le sol.
Enfin
on distribua du ravitaillement puis des pelles et des pioches pour creuser des
fossés antichars. En effet les troupes russes étaient proches de nous. Par
haut-parleur, un appel fut lancé demandant des professionnels du téléphone.
Je me présentais aussitôt accompagné de Charles GERVASONI. Il s’agissait
d’installer le téléphone dans un train de voyageur appartenant à la
Wehrmacht et garé dans le camp. Un soldat allemand nous accompagna pour nous
indiquer le travail à faire. Il était installé dans deux wagons sans couloir
d’un vieux train. Le premier lui servait de chambre et le deuxième de magasin
où se trouvait, par miracle, parmi d’autres choses, un sac de sucre
cristallisé. Notre gardien mit le sucre à notre disposition avec une bouteille
d’alcool de betterave qui devait titrer dans les cinquante degrés. En
installant les postes téléphoniques, nous buvions un mélange d’eau,
d’alcool et de sucre en mangeant du pain et du saucisson, cadeau de
l’allemand. C’était vraiment un brave type ! Nous avons retrouvé les
copains le soir, les poches pleines de sucre et avec chacun un couteau donné
par le soldat. Ce travail dura jusqu’au 26 Avril.
Le
25 Avril, alors que je marchais le long des voies, je croisai un général de la
Wehrmacht que je saluai selon la règle en me découvrant. Quand je l’eus dépassé
de quelques mètres, il m’interpella et me demanda de m’approcher de lui. En
mettant son doigt sur le triangle rouge marqué d’un « F » de ma
veste il me dit : « tu es français ? Pourquoi as-tu été déporté ? ».
« J’étais dans la résistance ». « C’est très bien, à
ta place, j’en aurais fait autant ». Puis il s’éloigna, joignit les
talons et me salua en disant : « Courage, tu n’en as plus pour
longtemps ! ». Tout cela en allemand.
Le
26 Avril au matin, nous quittons le camp à pied en direction de l’ouest
toujours encadrés par des SS et des Kapos allemands. Ces derniers avaient été
armés et se montraient particulièrement hargneux vis à vis de nous, n’hésitant
pas à tuer tous ceux qui ne pouvaient plus avancer. Nous entendions au loin les
canons des troupes russes qui se trouvaient à une trentaine de kilomètres de
nous. Sans aucune nourriture, nous couchions la nuit dans les prés, entourés
de nos gardes du corps. Heureusement pour nous, il ne faisait pas trop froid et
le temps était beau. Nous mangions des pommes de terre crues prélevées dans
les silos de la région qui en produisaient. La consommation de pommes de terre
crues avait des effets indésirables à cause de la fermentation dans
l’estomac. Nous restions parfois arrêtés pendant des heures, assis par terre
en groupe de cinq, pour laisser passer les troupes allemandes qui fuyaient
devant l’avance russe. Les SS, aussi exténués que nous, retiraient leur sac
à dos pour s’asseoir dessus, le fusil entre les jambes. Nous les
surveillions, Fernand, Charles et moi, guettant leur état de fraîcheur pour
profiter d’un moment de défaillance et sauter le fossé qui nous séparait de
la forêt. En effet nous avions décidé de tenter une évasion pour échapper
au sort qui nous semblait de plus en plus funeste car il était fort probable
que les allemands ne souhaitaient pas laisser trop de témoins des crimes
qu’ils avaient commis. Certains déportés furent amenés, après avoir évacués
leur camp, en mer du nord pour y être noyés.
La décision était prise : nous allions nous échapper.
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